LA DEMOCRATISATION DE LA CULTURE
Démocratisation de la culture : la grande illusion par Xavier Eman
Des affiches recouvrent les murs verdâtres des stations de métro et les foules sempressent de répondre à ces racoleuses invitations en se ruant en rangs serrés dans tous les musées de la capitale : cest ce quon appelle la démocratisation de la culture.
Il paraît même quil existe derrière cela une stratégie appelée « politique culturelle » qui organise et gère ces transhumances démocratiques entre le Grand Palais et le Louvre, Orsay et Beaubourg
Il sagit là bien évidemment dun formidable progrès et dune fabuleuse victoire sur lobscurantisme élitiste du passé. Il ny a en effet aucune raison pour que seuls les riches gâchent leurs week-ends et ceux de leur progéniture en se traînant plus ou moins péniblement dans les déambulatoires à néons tamisés de nos fiers musées nationaux.
Car la culture cest important. On le dit même à la télévision.
Les effets mystificateurs du discours médiatico-égalitaire sont dune telle puissance et dune telle efficacité quils ont ainsi réussi à convaincre chaque citoyen que la « culture » consistait à piétiner de longues heures à la porte de la dernière exposition « incontournable » pour ensuite tenter dapercevoir, entre deux ou trois rangées de têtes agglutinées à deux centimètres des cadres comme si elles cherchaient névrotiquement à découvrir les traces du postiche de la femme à barbe dans une quelconque cabane de foire, quelques bribes de tableaux mitraillés de flashs (pourtant généralement interdits) et doctement commentés par tout ce que la capitale compte de snobinards aux trois-quarts incultes.
Pourtant découvrir un peintre, aborder une uvre dans de telles conditions na pas le moindre intérêt ni le moindre profit esthétique ou intellectuel. Il est rigoureusement impossible de ressentir la moindre émotion artistique, ni même dentamer une simple démarche éducative au milieu des sonneries de portables, des pleurnicheries des bébés et des hurlements des couples rappelant à lordre les pauvres bambins encore trop jeunes pour apprécier la chance davoir des parents abonnés à Télérama
Ainsi de plus en plus de gens voient des tableaux mais de moins en moins connaissent et apprécient la peinture et cest bien là que se situe le cur de la grande supercherie de la « massification de la culture » qui nélève quiconque mais se contente de lancer une scintillante poudre aux yeux de tous les gogos qui, le dimanche soir venu, se féliciteront de sêtre arrachés à Télé-foot pour faire plaisir à leur petite femme en passant quelques heures à « faire du culturel » cest à dire à sennuyer, lennui étant devenu létalon de mesure du degré de « culturalité » de toute chose
La tromperie est totale. On multiplie une offre dépourvue de toute volonté pédagogique, de toute mise en perspective, de toute préparation et de tout accompagnement. On déverse de la « culture » comme on nourrit les cochons . Les sirènes médiatiques précipitent des tombereaux humains dans les nouveaux supermarchés de lart pour tous où lon va les gaver de Goya, de Rembrandt, de Monet, de Canaletto, de Braque quils seront, à la sortie de leur périple culturel dominical, toujours incapables de simplement placer sur une chronologie historique dont ils ignorent tout.
Par la grâce de lenseignement « républicain » et « citoyen » on ne sait quasiment plus lire ni écrire mais lon va passer, sur ordre médiatique, deux heures à faire la queue devant nimporte quelle exposition dont on pourra dire à la sortie, au mieux, « quelle était très belle », cest à dire absolument rien.
Car on ne construit pas sur du vide pas plus quon ne bâtit une culture strictement ex nihilo.
Bien sûr il pourrait subsister le simple rapport au beau, la dimension sensitive et sensuelle, mais comme nous lavons dit plus haut, celle-ci est totalement antinomique de la promiscuité bovine induite par la non-culture de masse.
Il ne reste donc absolument rien si ce nest une énième agitation pathologique, si caractéristique de la modernité. Un nouvel acte désincarné qui na dautre intérêt que le récit de son accomplissement.
Non content de maintenir la population dans une situation de sous-développement culturel, on lui ment effrontément et systématiquement en faisant la promotion outrancière de ce vernis superficiel et factice que lon pourrait appeler « lévénementiel artistico-culturel ». Une fois encore notre société virtuelle droguée au « zapping » privilégie le ponctuel et le segmenté sur le permanent et lenraciné.
Niant leffort continu que nécessite toute démarche culturelle, la pensée dominante ne cesse de prétendre que linjection épisodique dune dose de « spectacle de la culture » peut être autre chose quun divertissement sans portée et même compenser labsence de connaissances structurées, multiples mais organisées, intégrées à une vision du monde faite dun maillage étroits de valeurs, de repères et de symboles liés les uns aux autres dans un agencement qui ne doit rien au hasard.
Pourtant à quoi peut bien rimer, par exemple, une visite des pierres éparses du Parthénon sans connaissance un peu approfondie de lantiquité, de la geste athénienne et de son influence sur limaginaire et la spiritualité des peuples européens ? Que peut apporter une visite de lexposition consacrée au peintre réalisto-futuriste Otto Dix sans un savoir un tant soit peu conséquent sur la Première guerre mondiale, les traumatismes quelle a engendré et dont le travail de Dix est une tentative dexorcisme bientôt condamnée par le nazisme au nom du combat contre le prétendu « art dégénéré ».
Une nouvelle fois répétons-le : à rien. Strictement à rien sinon à se donner un semblant de bonne conscience entre deux séances de bronzage à la plage ou deux épisodes de la Star Academy et à participer ainsi à la reproduction dun système démagogique et totalement hétérotélique.
Xavier Eman